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Journal évolutionnaire du 9/09/2024 - Assumer un destin commun




J'ai longtemps été fasciné par les écrivains aventuriers mobilisés par une dissidence intérieure. Toute une constellation éclairée par les étoiles qu'étaient à mes yeux Arthur Rimbaud et Richard Burton. Rimbaud pour la fulgurance poétique et cette rupture radicale qui l'exposera "à la réalité rugueuse" d'une survie élémentaire à Aden. Richard Burton pour son audace qui lui ouvrira les portes interdites de la Mecque ; pour sa curiosité et son érudition qui en feront, en pleine période victorienne, le traducteur d'une version salace et non expurgée des Mille et une nuits.


Ces deux-là et tous les autres m'ont accompagné dans mes voyages. Je pense à Blaise Cendrars, Segalen, Isabelle Eberhardt, Henri de Monfreid, Alexandra David-Neel et tant d'autres qui ont ouvert le chemin aux contemporains Le Clézio, Sylvain Bouvier, Philippe Tesson. Je pense aussi à d'autres figures moins publiques, mais peut-être plus radicales comme Héléna Pétrovna Blavatsky, Gurdjief, Satprem. Sans oublier le métaphysicien René Guénon qui troqua son costume trois-pièces contre une djellaba pour s'établir dans la poussière mystique du Caire. Il y a eu aussi les poètes dissidents dans mes bagages et parmi eux j'ai toujours éprouvé une grande affinité pour Kenneth White.


Après toutes ces années, que me reste-t-il de tout cela ? J'écoutais il y a quelque temps Sylvain Tesson au sujet de Homère, une de mes passions. Avec étonnement et déception. En dehors du plaisir de l'érudition joyeuse et le pittoresque du voyage façon Corto Maltèse, je ne trouve rien d'exceptionnel à sa démarche. Mais peut-être ai-je tort d'en attendre trop ?


J'ai essayé de comprendre le pourquoi de ce dépit et les raisons de mon intérêt plus profond pour d''autres auteurs, grands voyageurs également qu'ont été par exemple Teilhard de Chardin, Théodore Monod où Michel Serres.

Pour cela je vais évoquer le cas du poète écossais Kenneth White.


Je lui ai toujours trouvé un intérêt particulier car il ne se contentait d'écrire pas de la poésie. Il s'inscrivait comme voyageur et explorateur pionnier d'un territoire terrestre élargi, alliant imaginaire poétique, expérience du monde, sensorialité et une forme d'ascèse spirituelle. Il avait dans ce sens créé une approche qu'il appelait "géopoétique". Dans son livre "Le Plateau des Albatros", page 27, Kenneth White, présentait ainsi la géopoétique comme "un champ de convergence potentiel surgi de la science, de la philosophie et de la poésie".


Il se trouve que j'ai suivi avec plaisir et empathie le travail et les explorations de Kenneth White qui concevait la géopoétique comme une boussole conceptuelle pour un mode d'être en rupture. Il puisait son inspiration chez les poètes taoïstes, les haïkus chinois et japonais, Thoreau, Rimbaud, Kerouac, Segalen, etc... Auteurs que je fréquentais par ailleurs avec le même engouement. Je partageais avec Kenneth White, mais aussi tous les autres, la conviction que le brouhaha frénétique de la société de consommation nous appelle à une forme d'insurrection, à prendre distance, à entrer en rupture "poétique" avec elle. Cette rupture pouvait prendre différente formes comme le nomadisme, le voyage, la sobriété, l'extraversion vers d'autres cultures "moins corrompues" par la modernité et son culte de la quantité.


Je crois à présent que cette démarche est une impasse. C'est en fait un cul-de-sac ontologique. Plusieurs décennies plus tard, en relisant l'ouvrage de Kenneth White, à la même page 27, je suis frappé par une citation du célèbre naturaliste et explorateur allemand Alexander Von Humbolt que notre poète utilise pour illustrer son propos : "la poésie, la science, la philosophie et l'histoire ne sont pas fondamentalement séparées les unes des autres. Elles forment un tout dans l'esprit de l'homme qui a atteint un état d'unité".


Je note un point majeur : l'histoire. Le poète Kenneth White ne fait pas, comme Von Humbolt, référence à l'histoire.


L'explorateur allemand, qui s'est frotté à la rudesse du monde sous tous les climats, partage certes une vision transdisciplinaire qui intègre la poésie comme mode de connaissance, voire comme une forme d'accomplissement. Mais il ne fait pas l'économie de l'histoire. Il comprend bien que celle-ci constitue la chair du monde et qu'elle nous enracine tous dans un destin terrestre commun. C'est pourquoi il l'intègre, au même titre que les autres éléments, comme une condition pour que l'esprit de l'homme accède à l'état d'unité.


Kenneth White comme Le Clézio et les autres sont des révoltés postmodernes qui se situent en surplomb de l'histoire. Ils se projettent dans une posture a-historique. Ils partagent une terre matricielle idéalisée, exotique, narrée, parcourue et vécue dans une horizontalité hyperindividuelle et une immanence pointilliste et sensuelle. "L'extase matérielle", ce sera le titre du premier livre de Le Clézio paru en 1967. Une extase narrative qui distille du rêve et des longues oraisons d'indignation, traverse contemplativement le monde mêlé au brouillard des souvenirs et aux piqûres des sensations poétiques. Une extase qui laisse l'histoire et les bruits de botte du monde réel sur la touche.


J'ai fini par me déprendre de ce qu'ils avaient de fascinant. En lisant ces auteurs, en voyageant moi-même sans argent, sans filets de sécurité, sans assurances, sans éditeur et sans public, j'ai rapidement compris qu'il y avait chez eux une fuite du réel, une rébellion, une colère qui prenait la forme d'un hédonisme transcendantal. C'était des exilés volontaires habités par la nostalgie d'un paradis ajusté à leurs rêves et à leurs désirs. J'ai compris qu'ils étaient finalement les purs produits d'une société qu'ils dénonçaient avec beaucoup de conviction et de lyrisme. Et que le sentiment d'incomplétude qui les traversait trouvait sa source dans un déficit d'histoire. Finalement Alexander Von Humbolt avait raison.


Avec le temps, j'ai quitté le port des auteurs révoltés. En osant aller plus loin, vers les hautes mers, en poussant ma barque vers ses limites, sans craindre la solitude et les tempêtes, j'ai trouvé d'autres auteurs, inattendus. Ceux qui partagent la condition assumée d'un destin terrestre et historique commun, partagé, qui embrasse tout le clair-obscur de l'humanité : Cervantès, Homère, Shakespeare, Dante, Montaigne, Spinoza, et d'étonnants contemporains comme Teilhard de Chardin, Michel Serres...



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